La tour d'abandon

Ce que dit l'éditeur

La Tour d'abandon

Elle sort sur une vaste plateforme, le toit plat de l'hôtel. Accoudée à la balustrade, elle fume une cigarette. Tout autour s'étend la ville. On distingue des fragments d'intérieurs par les fenêtres ouvertes des immeubles tout proches. De cette position de surplomb, on ne saisit pas grand-chose, juste quelques instants de la vie des autres. C'est comme d'ouvrir un livre à n'importe quelle page pour déchiffrer une ou deux lignes au hasard. Au troisième étage de la maison d'en face, une femme qui, comme elle, a de longs cheveux roux étend sa lessive. Visible un moment jusqu'à la taille, le reste effacé dans l'ombre de l'appartement, elle suspend les brassières mouillées, les sous-vêtements, les nappes, les bleus de travail. La lessive claque au vent. Les chemises aux manches gonflées d'air gesticulent comme des artistes d'opérette. Anna écrase la cigarette. À quelques mètres, par une fenêtre, elle distingue l'angle d'un lit, une valise ouverte, une personne assise, sans tête, les mains posées sur les cuisses. Et un peu plus loin, ce sont des têtes sans corps qui s'encadrent dans les ouvertures sombres. Elles ont jailli du fond opaque des appartements pour tisser d'incompréhensibles conversations pendant que le soir devient rose, pourpre, violet. On oublie sa propre vie devant ce paysage, on s'abîme dans ce grand espace saturé d'histoires inconnues, rayé de sons parfois à peine audibles qu'apporte la brise. Anna est rentrée. Elle reprend le combiné et compose un nouveau numéro.